lundi 16 mars 2015

Ce qui vacille

Ces derniers temps je me retourne souvent sur les sept années qui viennent de s'écouler et je vacille un peu plus que d'ordinaire. Peut être est ce l'approche de la fin, la f-i-n enfin, du statut d'étudiant, des dimanches à travailler de huit heures à vingt-deux heures, des samedi soirs cas cliniques-tisane quand mes amis profitent de Paris la nuit. La fin de cette impression d'imposture aussi, que je ressens dans absolument chaque service qui ne contient pas des petits humains de moins d'un mètre vingt. La fin d'une drôle de vie qui ne correspond tellement pas à celle qu'on imagine d'une fille de vingt quatre ans - le plus bel âge, laissez moi rire -, et le début de celle où je choisis, enfin, de faire le métier pour lequel je me lève péniblement chaque matin.
Le bilan est amère. J'espère que si j'obtiens ce que je voudrais tant au concours j'oublierai un peu ce que je viens de traverser, parce que là, juste maintenant, si on me renvoyait en arrière je ne m’inscrirais ja-mais en fac de médecine. Parce qu'au bout de tout ça et malgré les sacrifices je ne sais même pas si je pourrai choisir le métier qui m'anime depuis la p1. Parce que j'ai perdu beaucoup d'amis (qui voudrait continuer à entretenir une amitié avec quelqu'un qui ne sort pas et n'est jamais là ?), mis en péril des relations amoureuses, demandé énormément à mes parents, été usée. On m'a appris des tonnes de maladies, de traitements et de prises en charge. Je sais me débrouiller dans une chambre avec un patient, paraître sérieuse et crédible même, écrire tout plein de mots clés sur ma feuille et réciter les normes de vos feuilles de prises de sang, passer une soirée à me maudire parce que j'ai oublié un mot sur ma copie et me sentir nulle nulle nulle. Mais pendant qu'ils nous bourrait le crâne en nous répétant régulièrement qu'on ne savait rien, qu'on ne réussirai jamais, que maintenant on était des paresseux et qu'on ne se rendait pas compte de la chance qu'on avait qu'on nous offre quelques gouttes de leur précieux savoir, ils ont oublié de nous regarder fléchir, fatiguer, et pour certain tomber. Je ne compte pas le nombre de co-externes qui ont abandonné, sans parler de celui qui un matin a arrêté de venir en stage parce que sortir de son lit lui paraissait insurmontable et de celle qui a simplement arrêté de manger. Parce qu'en fait c'est pas facile. C'est pas facile à vingt cinq ans de se prendre la mort en pleine tronche sans rien comprendre. C'est pas facile de découvrir que le vie est une vieille pute qui frappe souvent deux fois au même endroit, qu'un papa peut finir au fond d'un lit de réanimation parce qu'il allait chercher sa fille à l'école, que le cœur d'un mec qui pourrait être notre frère peut s'arrêter de battre au milieu d'un match de foot. C'est pas facile de gérer les corps abîmés, la pudeur oubliée et la proximité qu'on nous impose avec les patients par facilité. C'est pas facile de se débrouiller seuls la nuit, avec des gens qui hurlent de douleur et d'autres qui viennent de perdre leur amour - que ce soit un mari ou les fœtus qui me sont tombés dans les mains aux urgences gynéco. Oui, on a choisi de faire un métier avec de l'urgence, de la maladie, de la tristesse. Mais ce paquet qu'on ramène chez nous chaque jour, ce gros tas d'images difficiles à chasser qui resurgissent dès qu'on ferme les yeux, il est parfois un peu lourd pour nos épaules d'étudiant, justement. Et j'ai compris récemment qu'on ne pouvait pas l'imposer à n'importe qui, parce que ceux qui nous entourent n'ont pas décidé, eux, de côtoyer la douleur quotidiennement. C'est pas facile le soir quand on raconte sa journée à son amoureux de ne pas pouvoir raconter le monsieur qui nous a ému aux larmes ce matin en planifiant l'arrêt de ses traitements pour ne pas mourir le jour de l'anniversaire de son petit fils. Parce que ça nous pèse, qu'on y pense, mais que celui en face de nous il n'a pas envie qu'on lui mette sous le nez l'idée même que ça existe. Alors on se retrouve à chouiner seule à un autre moment, et c'est pas facile. 
Et puis il y a ce détail qu'on préférerait ignorer, mais oui, même les soignants peuvent passer du côté soigné ou - ce que j'ai expérimenté - du côté accompagnant. Quand ma mère était en chimiothérapie pour son premier cancer je ne pouvais pas venir lui faire des blagues pour oublier ses cheveux qui tombaient par poignées parce que j'étais en stage, en oncologie. Ironie du sort n'est ce pas ? On tient la main à des patients à l'hôpital alors qu'on ne peut pas être aux cotés de ceux qu'on aime. Cette année ce qui me terrorisait le plus (et me terrorise encore, je sais maintenant qu'on ne peut être surs de rien et il reste deux mois), c'était que quelqu'un rechute dans ma famille avant les ECN, parce que je n'aurais pas pu être présente et l'accompagner comme je l'aurais voulu, y'a le concours à réviser.

Je ne sais pas très bien pourquoi j'ai écrit ce pavé, peut être parce qu'en ce moment il y a un peu trop de gens qui pensent que nous les étudiants en médecine on est tous des vilains qui ne pensons qu'à faire du mal aux patients, peut être parce que c'est la fin (la f-i-n lalalaaaa) et que j'en ai marre, surement parce que je suis fatiguée. Mais voilà, je crois que si on travaille pour relever ceux qui tombent, il faut veiller à ce que nous même ne soyons pas si chancelants.